jeudi 31 octobre 2013

Karim Akouche :« Se déclarer Kabyle : c'est s'affirmer, commencer à exister, décoloniser nos terres, bâtir la Kabylie... »

Karim Akouche est un jeune écrivain Kabyle devenu très connu d'abord par la qualité de ses textes et par son engagement à dénoncer l'oppression dont fait l'objet son peuple. Il est aussi artiste et réalisateur de pièces de théâtre dont l'avant-dernière a remporté un grand succès dans le monde théâtral " Qui viendra fleurir ma tombe"? Son dernier livre "Allah au pays des enfants perdus" l'a propulsé parmi les écrivains les plus adulés du Québec. Avec sa nouvelle pièce "Toute femme est une étoile qui pleure", il vient encore une fois, dénoncer la domination et la maltraitance des femmes dans le monde. Nous avons eu le plaisir de rencontrer Karim Akouche et nous lui avons posé quelques questions.
Kabyle.com : Après le grand succès de votre première pièce de théâtre "Qui viendra fleurir ma tombe" ?, vous nous revenez avec une autre qui sera sûrement aussi réussie. Que pouvez-vous nous dire sur cette nouvelle création ?
 
Karim Akouche : "Toute femme est une étoile qui pleure" est une pièce de théâtre qui dénonce, à travers un monologue, la domination et la maltraitance des femmes dans le monde. Dans un décor sobre, accompagnée de deux musiciens interprétant le texte sur des airs variés, allant du jazz à des sons africains en passant par la complainte kabyle et la transe tzigane, la comédienne Crystal Racine se mettra dans la peau de plusieurs femmes victimes entre autres de l’islam politique, du patriarcat, des traditions oppressantes et de la marchandisation de leurs corps… "Toute femme est une étoile qui pleure" est un cri de colère, un hymne à l’harmonie entre les hommes et les femmes, un plaidoyer pour un monde juste. 
 
K.C : Comment avez-vous choisi le titre "Toute femme est une étoile qui pleure" ? Pourquoi pas « une étoile qui rit » ? Est-ce par rapport à toutes les épreuves qu'ont traversées les femmes kabyles des générations passées ?
 
K.A : J’ai voulu combiner les mots « femme » et « étoile » dans une phrase poétique qui, pour reprendre la définition de Bachelard, signifie autre chose et fait rêver autrement. L’étoile, l’image par excellence de la femme rêvée, est sensée briller, mais dans le monde actuel où règnent les violences religieuses, politiques et économiques, elle pleure hélas. Cette étoile pleure en Chine et en Inde car chaque jour des infanticides féminins y sont commis. Elle sanglote en Arabie saoudite et en Iran parce que la polygamie et la lapidation des femmes y sont régulièrement pratiquées. Elle gémit dans certains pays d’Afrique car on y mutile encore la partie génitale des jeunes filles. Elle est humiliée en Algérie parce qu’elle est voilée de force et soumise par la police à des tests de virginité. Elle est rabaissée et prostituée en Occident, car son corps est jaugé, toisé, modelé, dénudé, affiché sur des panneaux publicitaires et des écrans de télés… Par ailleurs, tout en dépeignant des femmes du monde entier, je n’ai pas oublié la femme kabyle, plus précisément la mère, à qui je consacre un tableau. 
 
K.C : Quel message voulez-vous faire passer par cette pièce ?
 
Le sentiment de justice et de vérité doit animer tout homme épris d’art et de poésie. "Toute femme est une étoile qui pleure" ne fait pas dans le prêt-à-porter moral ni dans les formules prémâchées et les discours convenus. C’est un texte rude et musclé, qui ne va pas dans le sens du courant. Il bouscule l’ordre des choses et dénonce, avec beaucoup de poésie, le sexisme religieux et celui de la société consumériste que subit la femme. Dénoncer cela, ce n’est ni être féministe, ni être courageux, ni être libertaire, mais c’est être simplement sensé et humain. Serais-je islamophobe si je qualifiais le Coran de livre machiste ? Non ! Il est des vérités qui crèvent les yeux : la femme ne dispose pas librement de son corps en islam. Elle y est décrite mineure à vie. Même le paradis y est conçu exclusivement  pour l’homme à qui Allah, dit-on, sans une pointe d’humour, offre 72 houris et des milliers d’esclaves...
 
K.C : Qui joue dans la pièce ?
 
C’est la brillante comédienne Crystal Racine, qui a déjà été remarquée dans "Qui viendra fleurir ma tombe ?" et qui a ému aux larmes le public de la Place des Arts. Quant à la musique, elle est concoctée par deux musiciens de talent, Yacine Aissa El Bey et Smaïl Hami.  
 
K.C : "Toute femme est une étoile qui pleure" est programmée durant plusieurs jours le mois d'octobre prochain, pouvez-vous nous donner plus de détails ? Avez-vous d'autres programmations ailleurs qu’à Montréal ?
 
Les premières présentations auront lieu à la Place des Arts, les 10, 11, 12 et 13 octobre. J’invite les personnes désirant y assister à réserver dès maintenant sur leur site internet, car pour le samedi 12, par exemple, il ne reste pas beaucoup de places… Pour d’autres présentations en dehors de Montréal, on travaille sur une éventuelle tournée en 2014 à travers le Québec et la France. 
 
K.C : Vous êtes aussi écrivain et vous venez d'éditer un livre, "Allah au pays des enfants perdus", qui a eu beaucoup de succès ; j'aimerais que vous résumiez ce roman…
 
Ce roman est quelque part la version désenchantée de "Alice au pays des merveilles". L’histoire se passe dans un village kabyle greffé sur le flanc du Djurdjura, un village rude et obstiné. Des jeunes désœuvrés y tentent de surmonter les épreuves quotidiennes. Il y a trois personnages principaux : Ahwawi, le mélomane qui entre en transe quand il gratte les cordes de son banjo ; Zar, l’étudiant doué qui rêve de révolutionner les énergies vertes ; Zof, le berger qui refuse de quitter sa terre natale et ses brebis. Il y a aussi les enfants qui pataugent dans le déversoir et qui jouent aux infirmiers en piquant les grenouilles avec des seringues. Il y a les islamistes qui incendient la maison des jeunes. Il y a l’ONDA, le fameux Office National des Droits d’Auteur, qui ridiculise les artistes. Il y a les autorités qui découragent les talents. Il y a l’Algérie aux horizons bouchés et l’Europe qui fait rêver les jeunes. Il y a le passeur aux allures de caporal qui profite de la misère des gens. Il y a enfin les vagues de la Méditerranée, les garde-côtes et le juge qui condamne les candidats à l’émigration. 
 
K.C : "Allah au pays des enfants perdus", "Qui viendra fleurir ma tombe" ? et "Toute femme est une étoile qui pleure", si l'on ne vous connaissait pas, Karim, on penserait que vous avez traversé les pires drames de la vie ; pourquoi ces titres alarmants ? Ont-ils un lien avec les drames que subissent  notre Kabylie et notre culture ?
 
Je ne suis pas pessimiste mais réaliste. Écrire, c’est quelque part vivre ; et vivre, c’est à la fois rire et pleurer. On ne triche pas avec la littérature. Les mots, les phrases et les paragraphes viennent à l’écrivain comme la musique au compositeur. Et puis, la danse suit toujours la musique. On ne peut pas danser la salsa sur un air de blues. On écrit sur ce qui nous touche ou sur ce qui nous obsède, pas sur ce qui nous indiffère. J’écris pour résister. D’abord en tant qu’être humain perdu dans le temps et dans l’espace, puis en tant qu’individu appartenant à un peuple renié, spolié de ses terres et de ses droits, relégué au rang d’administré et de colonisé. En tant que Kabyle, je suis doublement  piégé par l’Histoire : et par l’Orient et par l’Occident. Aux yeux de l’Oriental, je suis un peu occidental, car je suis laïque et ouvert sur le monde. Pour l’Occidental, je suis un Oriental, un être exotique, un Arabe, un musulman. Ballotés entre l’Est et l’Ouest, envahis par le général Oqba et conquis par l’empereur Napoléon, nous nous cherchons une bouée de sauvetage et regardons passer les vagues du temps. Nous sommes les spectateurs d’un monde féroce qui nous écrase. Faute d’avoir une existence officielle, je me suis créé une existence fictive, dans les livres, sur les planches des théâtres. J’écris pour exister. Je refuse de mourir. 
 
K.C : Votre mot de la fin, Karim, ou votre message aux nôtres et à tous les amis de la Kabylie ?
 
Nous avons un problème politique avec l’État algérien et sa solution ne sera que politique. Le combat culturaliste a fait son temps car c’est de notre survie dont il est question. Tous nos mots et actions doivent être dorénavant pesés et réfléchis avant d’être jetés dans la rue. Nous n’avons ni de temps à perdre ni d’énergie à dissiper dans des tiraillements et gigotements inutiles. Nous devons nous entendre sur l’essentiel. Et l’essentiel, c’est notre dignité, c’est notre identité, c’est notre mémoire, c’est notre passé, c’est également notre avenir. Tout combat politique est avant tout un combat sémantique. Toute action politique doit être pensée dans une logique pragmatique. Un Kabyle qui se définit kabyle est de fait amazigh. De même pour le Chleuh  et le Nefoussi. Mais s’ils se déclarent seulement amazighs, ils ne sont pas forcément kabyles, chleuhs ou nefoussis. Autrement dit, ils sont de partout et de nulle part, car l’Afrique du Nord est un territoire occupé, une terre colonisée. Se déclarer Kabyle, c’est être foncièrement subversif : c’est s’affirmer, commencer à exister, libérer nos esprits, décoloniser nos terres, bâtir la Kabylie qui sera l’un des piliers de la grande nation amazighe… L’Histoire n’appartient qu’à ceux qui s’en souviennent et à ceux qui la font.
 
Entrevue réalisée par Tassadit Ould-Hamouda
Kabyle.com Montréal - le 5 Août 2013
 
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