mercredi 25 janvier 2012

HOMMAGE À CHÉRIF KHEDDAM :Le songe d'une nuit d'été pour un musicien de génie

Chérif Kheddam interviewé par Ahmed Fattani en février 1973 dans les locaux de la rubrique culturelle d'El MoudjahidChérif Kheddam interviewé par Ahmed Fattani en février 1973 dans les locaux de la rubrique culturelle d'El MoudjahidJ'ai bien connu Si Chérif. Jeune journaliste à la rubrique culturelle du quotidien El Moudjahid, nous avons partagé de merveilleux moments dans son bureau de la Radio à la rue Hoche.
Dieu! Quelle est terrible cette nouvelle désespérante qui jette son linceul sur la disparition d'un immense artiste, d'un géant de la musique algérienne au talent exceptionnel qui aura, en près de soixante ans de carrière, légué à son pays un fragment entier de sa vie d'artiste, bâtie sur les souffrances du travailleur émigré qu'il fut durant les années de la Révolution.
La mort de Chérif Kheddam à environ 85 ans, à la suite d'une longue maladie, tourne la page d'une génération d'artistes issus de milieux défavorisés, en pleine domination coloniale avec son cortège d'injustices et de blessures à jamais guéries, aujourd'hui en voie de disparition.
Il parlait un français approximatif. Celui des émigrés kabyles de Bobigny, de la Courneuve, que l'on appelle aujourd'hui le 93. L'école des indigènes? Connaît pas. Mais il a eu, enfant, cette chance extraordinaire de fréquenter l'école coranique. Il a appris les sourates, celles qui vont le guider plus tard adulte vers les chemins de la gloire. Il a gardé un souvenir indélébile de tous ces moments qui marquent à jamais la vie d'un homme. C'est à Boudjelil, un village de Basse Kabylie, réputé pour être un centre de propagation religieuse, qu'il a appris à esquisser, sur une planche en bois, les premières lettres sacrées en arabe que le Messager d'Allah a transmises à l'humanité. Ce qui ne l'empêchera pas plus tard de devenir un virtuose du solfège et de composer des oeuvres d'excellente facture.
Chérif Kheddam a chanté tout au long de sa vie les stigmates de nos illusions perdues. Il naquit avec la musique dans les gènes. Sa vie d'émigré, son départ en France, ont signé le déclic d'un combat politique qui sera couronné par l'indépendance de l'Algérie, qu'il a tant aimée et chantée jusqu'à sa disparition. Pour lui, «vivre désormais, c'est apprendre à ne pas gémir».
Durant soixante ans, ce grand artiste n'a pas cessé de façonner à travers ses chants et sa musique, parfois dans l'ombre et le secret de sa propriété de Rouiba, quand ce n'est pas à ciel ouvert, le monde réel et impitoyable qui l'a accompagné dans toute sa plénitude de chantre à la recherche d'une Algérie heureuse, forte et unie.
Il a aussi chanté l'Amour comme jamais quelqu'un avant lui ne s'est essayé. «Nadia», chanson mythique à jamais éternelle, est restée prodigieusement jeune soixante ans après! «Vegayeth», Béjaïa, reste une offrande faite avec toute la force, la générosité et le génie de l'artiste à tout ce que cette cité, qui fut un temps capitale de l'Algérie, a donné à une civilisation qui se perpétue encore dans l'héritage de l'amazighité.
L'artiste est un patriote. Un militant de la Libération nationale. A l'écouter dans l'une de ses oeuvres grandioses, «Dzaïr», l'on décèle tout le grand amour qu'il porte à son Algérie, meurtrie et violentée par la folie des hommes, mais en qui il croit toujours et souhaite qu'elle redevienne aussi forte et invulnérable que jamais. Son Algérie à lui, qu'il a chantée, qu'il a pleurée, celle qui s'enfonce dans une lancinante descente aux enfers. «Ladzaïr»! J'ai bien connu Si Chérif. Jeune journaliste à la rubrique culturelle du quotidien El Moudjahid, nous avons partagé de merveilleux moments dans son bureau de la Radio à la rue Hoche. En tant que directeur artistique de la Chaîne II, il a su avec brio monter des spectacles qui ont marqué la vie culturelle sous Boumediene. La salle El Mougar où étaient organisées des soirées, drainait chaque week-end un monde fou. On y retrouvait les poètes Mohamed Belhanafi, Benmohamed, le chanteur Athmani, les frères Medjahed avec la grande vedette à la voix cristalline, celle que tous surnommaient la Feyrouz algérienne, Nouara.
Il avait un rêve qu'il voulait à tout prix exaucer: monter un orchestre symphonique. «Comme celui de Frank Pourcel». Un musicologue réputé des années cinquante. Eh bien! ce rêve, il le réalisera enfin, avec son propre orchestre symphonique, il y a cinq ans, le 1er Novembre 2006, sous la coupole au 5-Juillet devant plus de dix mille spectateurs. C'était le songe d'une nuit d'été d'un enfant de dix ans natif de Aïn El Hammam. Dieu a toujours été un formidable metteur en scène: Chérif Kheddam faisait, ce soir-là, ses adieux à son public.