mercredi 30 novembre 2011

« Notre peuple est grand par son histoire, mais tristement petit par sa mémoire. » Entrevue avec Karim Akouche

T. Ould-Hamouda : C’est bientôt la première de la pièce « Qui viendra fleurir ma tombe ? » à la Place des Arts, un lieu qui n’est pas accessible à tous, encore moins aux communautés culturelles. Avez-vous quelques inquiétudes quant à son lancement ?

Karim Akouche : J’en ai naturellement quelques-unes. Étant perfectionniste, je me dois d’être exigeant non seulement avec les comédiens, mais aussi avec moi-même; d’autant plus que le texte est quelque part une partie de moi que j’étale sur la place publique. Je m’y adresse à notre peuple de manière franche, parfois brutale, et ce dans l’espoir de l’éveiller à lui-même. En rédigeant ce chant lyrico-épique, j’ai dû verser plusieurs fois des larmes -les hommes, paraît-il, ne pleurent pas (rire). Combien de fois me suis-je arrêté entre deux strophes pour me poser cette question assassine : comment est-ce possible qu’un peuple qui a été l’un des précurseurs de la civilisation universelle se retrouve-t-il en marge de l’histoire ? A-t-il été frappé par une malédiction ou est-il victime d’un complexe d’Œdipe innommable dû à l’œuvre qu’il a réalisée tout au long de son existence et qu’il refuse d’assumer?

Dans « Qui viendra fleurir ma tombe? », la pièce de théâtre qui sera jouée à la Place des Arts par notre troupe, les 1er, 2 et 3 décembre prochain, j’ai mis dos à dos l’Occident et l’Orient et tenté de révéler quelques vérités historiques. J’y ai cité plusieurs coups de génie de notre peuple. C’est notre illustre aïeul Saint-Augustin qui a façonné la pensée moderne de l’homme occidental; c’est le Pape berbère Saint-Gélase qui a inventé la démocratie laïque (dans une lettre qu’il avait adressée à l’Empereur byzantin Anastasius, il avait explicité qu’« En politique les prêtres doivent se plier aux lois de l’Empereur, et en matière de religion, l’Empereur doit écouter le prêtre »); c’est Apulée de Madaure (originaire de l’actuelle ville M’derwech),  un écrivain de chez nous, qui a écrit le premier roman; c’est Tertullien, un autre grand homme que notre terre a enfanté, qui a donné naissance à la pensée protestante; c’est la reine Dihya, connue sous le nom de Kahina, qui a semé la première graine de féminisme; les chiffres indiens, dits à tort arabes, c’est depuis la ville de Vgayet que le mathématicien Leonardo Fibonacci les a diffusés, etc.

Quel est cet autre peuple qui chérit par-dessus tout la liberté au point de n’avoir jamais songé à construire de prisons sinon le nôtre? Par le passé, pour châtier les criminels, nos ancêtres les excommuniaient, les chassaient hors du village. Quand un conflit se produisait entre tribus, nos aïeux faisaient appel aux poètes et à leur poésie : c’était au moyen de joutes oratoires qu’on faisait régner la paix.


Pourquoi le titre « Qui viendra fleurir ma tombe? »

C’est l’histoire d’un homme tiraillé par les affres de l’exil confondue avec celle de son peuple. Les terres étrangères sauraient-elles accueillir les corps des déracinés ? Peut-on couper définitivement le cordon ombilical avec sa terre natale? Je ne le pense pas. La nostalgie, les odeurs du passé et l’enfance finissent toujours par rejaillir au détour d’un souvenir et rattraper l’exilé. Il n’y a que deux choses que l’on n’oublie qu’à sa mort, comme dirait le poète, le visage de sa mère  et le visage de sa terre natale. Quand je ne serai plus de ce monde, je souhaite être inhumé à l’ombre d’un olivier, et là je serai certain que les miens viendront déposer des gerbes de fleurs sur ma tombe… Mourir en exil est la plus épouvantable des morts. Périr exilé, c’est mourir plusieurs fois.

Ayant assisté à une séance de répétitions, j’ai remarqué votre attachement profond à votre terre natale, personne ne pourrait la décrire tel que vous le faites, pouvez-vous nous parler de cette relation Terre-Fils ?

La Kabylie est ma meilleure carte d’identité. C’est elle qui m’a appris à balbutier, à rire, à aimer, à écrire et à rêver. Elle m’a enfanté, allaité et appris à prendre la longue marche de la vie. Toutes les valeurs universelles que je porte en moi, c’est à elle à qui je les dois. Quand je vois l’état actuel où elle se retrouve, cela me rend fou de rage. C’est affligeant : tous les fléaux les plus exécrables du monde s’y trouvent (terrorisme, racket, kidnapping, prostitution, trafic d’organes, etc.). Si on est doté d’un minimum de discernement et si on cherche pourquoi par exemple le kabyle, une langue aussi vieille que l’araméen, embarrasse-t-il l’État algérien, on arrive à cette conclusion qui tranche comme un couperet : c’est le projet de société que cette langue véhicule dans sa philosophie profonde, moderne et ouvert sur le monde, qui dérange. N’est-ce pas parce qu’il est aux antipodes de celui imposé par Alger, lequel est rétrograde : obscurantiste. Sinon comment expliquer les agressions successives commises contre notre peuple par le pouvoir sanguinaire et ce depuis l’indépendance? Il a tué ou fait fuir notre élite. Il a falsifié notre Histoire. Il a sinistré notre école. Il a souillé nos héros et maintenant il cherche à altérer notre âme. Tout récemment, des militaires ont assassiné une vieille femme, Zahia Kaci, près de son domicile alors qu’elle revenait avec deux amies d’une veillée funèbre…La Kabylie serait-elle un laboratoire servant à tester les munitions d’un régime à bout de souffle qui cherche à équilibrer ses clans afin d’assurer sa pérennité? Non, nous refusons d’être les cobayes de cette hydre à deux têtes, qui porte la chéchia le jour et le képi la nuit…

Les comédiens déclament votre texte avec une sensibilité qui donne la chaire de poule, comment s’est-il porté votre choix ?

Notre troupe théâtrale « la Traversée » se veut un trait d’union entre les peuples, ou plutôt une espèce de passerelle entre notre culture et les autres. Dans cette pièce, en plus d’un excellent comédien kabyle, Hacemess, il y a une comédienne québécoise et une autre originaire de Colombie. Notre devise est la suivante : aller de chez nous vers l’universel via l’art. Mais « universalité » ne veut pas dire « universalisme » ou globalisation à outrance, mais plutôt fraternité, diversité et harmonie.

En plus des comédiens, il y a aussi des chanteurs et musiciens ?

« Qui viendra fleurir ma tombe? » est non seulement une pièce de théâtre, mais aussi une comédie musicale. Des musiciens et chanteurs ont travaillé de concert et d’arrache-pied à l’aboutissement de ce projet.

Quel message voulez-vous faire passer par cette pièce ?

N’étant pas un donneur de leçons, me méfiant des lendemains qui chantent et doutant de la dictature de la Raison, ma réponse ne serait que subjective: ce texte est à la fois une déclaration d’amour à notre peuple et un procès contre lui.  Et après tout, la poésie ne serait-elle pas cet art qui extrapole les sentiments en exagérant les ambivalences? Notre peuple est grand par son histoire, mais tristement petit par sa mémoire. Et s’il refuse d’entretenir sa mémoire, il s’évanouira à coup sûr dans la mémoire des autres. Quelques Kabyles, plutôt sincères dans leur combat, charmés par les sirènes universalistes, me reprochent d’être très tendre avec les miens. Je leur dis ceci : je refuse de pratiquer l’auto-flagellation. Un proverbe de chez nous dit « c’est quand le taureau est à terre que les couteaux sont tirés. » Je refuse d’occire mon peuple, ce peuple déjà mourant. Je suis un acerbe critique, mais mon peuple, souillé et écorché par l'Histoire, m'interpelle plus que jamais. Il a besoin de tout Kabyle digne. Je me dois de l'aider et de le célébrer, sans toutefois tomber dans une glorification stérile. J’en veux pour preuve Aimé Césaire qui a fêté la négritude : n’a-t-il pas « exagéré » dans « Cahier d’un retour au Pays natal » son amour qu’il éprouvait aux Noirs?...Je ne suis pas naïf : quand j'ai louangé Saint-Augustin dans cette pièce, ce n'est pas pour lui pardonner les exactions qu'il avait commises contre les Donatistes. Mais il est des conjonctures qui ne s’assument pas et des époques qui trichent. Pourquoi alors les Français auraient-ils le droit de fêter Napoléon 1er, lequel avait causé la mort de plus d’un million de civils, et Robespierre, qui, pour l’anecdote, avait fait décapiter la féministe Olympe de Gouges, pas un Kabyle ses ancêtres?...La haine de soi ne mène nulle part. L’universalisme est un luxe qu’un peuple sans État ne peut pas se permettre. Si on devait se méfier du nationalisme parce qu’il serait susceptible d’exclure les autres, le patriotisme ne serait-il pas l’amour des siens?
Nous devons êtres fiers de l’apport considérable de notre peuple à la civilisation universelle. Défolklorisons notre culture, assumons notre kabylité -à plus forte raison, notre kabylitude -et soyons vigilants, car, au risque de me répéter, l’Histoire ne fait pas dans la dentelle, elle conduit les peuples qui combattent et traînent ceux qui capitulent.

Avez-vous d’autres projets ?

En plus de l’écriture, qui est ma première raison d’être, je compte, si tout va bien, monter l’année prochaine, avec mon acolyte Hacemess, deux pièces de théâtre, une en kabyle et l’autre en français. Je compte également créer une maison d’éditions afin d’aider les jeunes écrivains de chez nous et d’ailleurs à émerger sur la scène littéraire… Ayez mille projets, vous vivrez mille ans!

Entrevue réalisée le 6 novembre 2011  par Tassadit Ould-Hamouda