vendredi 14 octobre 2011

Nouara, une femme, une voix





Entrevue exclusive réalisée par Lounis Ait-Menguellet pour la revue Passerelles

Lounis Aït-Menguellet s’entretient avec la grande star de la chanson Kabyle : l’artiste à la voix de velour "Nouara".

La Diva, toujours aussi modeste, répond franchement à toutes les questions posées.

Grand merci à Lounis pour cette initiative et grand Bravo à Passerelles, une revue culturelle hors du commun.

T. Ould-Hamouda

E N T R E V U E

Passerelles : Parlez-nous, si vous le voulez bien de vos origines et de votre jeunesse ?
Nouara : Je suis originaire d’Azazga. Les oncles de mon père sont d’At Jennad. Je suis de la famille des At Aâmer Uzeggan d’Azazga. Mon grand-père s’appelle Hamizi, ma mère Naït-Ali. Mon grand-père est arrivé très tôt à Alger. Il est mort à Alger en 1916 et enterré à la Casbah. À sa mort, il a laissé ma grand-mère enceinte de mon père. Après la mort de mon grand-père, ma grand-mère est rentrée en Kabylie. Mon arrière-grand-mère est enterrée aussi à Alger, au cimetière d’El-Kettar. Ils étaient parmi les premiers Kabyles à habiter Alger (Casbah, Bir Djebbah). Ma grand-mère a donc rejoint At-Jennad après la mort de son mari. Et c’est à At-Jennad que mon père est né. Ma mère est venue à Alger en 1938, le lendemain de son mariage. Elle a habité à la Casbah où nous sommes tous nés et grandi. À l’époque, les habitants de la Casbah se regroupaient suivant la région d’origine. Quand de nouveaux habitants débarquaient, on leur demandait de quelle région ils sont originaires. Ainsi, ma famille a rejoint naturellement le lôtissement dit "Iâakkuren" occupé, en particulier, par la famille Yahiaoui, originaire d’Azazga et de Yakouren.

Passerelles : D’où vient votre intérêt à l’art, particulièrement à la musique ?
Nouara :Dans le temps, il y avait la TSF. Aux premières écoutes des émissions radiophoniques, j’ai immédiatement adoré les chansons kabyles qui y étaient diffusées, en particulier les Icewwiqen. Je suivais aussi assidûment les pièces de théâtre qui passaient souvent. Très jeune, je berçais de ma voix mes frères et soeurs quand ils se mettaient au lit. Bien entendu, j’aidais aussi ma mère aux tâches ménagères. Je me faisais un point d’honneur à apprendre par coeur tout ce que j’entendais à la radio afin de pouvoir le reprendre a capella quand je le désirais. C’était les années 50 et j’avais cinq ans.

Passerelles : Comment s’est déroulé votre premier contact "physique" avec la Radio ?
Nouara :On va commencer par le commencement. Quand j’avais trois ans, j’ai contracté la rougeole. Je ne voyais pratiquement plus. Cet handicap a beaucoup affecté mes parents qui se sont mis à me chouchouter et me prodiguer tout leur amour. Je suis restée près de 7 ans à l’hôpital. Et c’est durant ce séjour que j’ai entamé l’école primaire à El-Achour. Ce n’est qu’à l’âge de 9 ans que j’ai commencé à recouvrer un peu la vue. Pour moi, c’étais une véritable renaissance. Mes parents m’ont alors inscrite chez les Soeurs-Blanches. À cause de cet épisode douloureux, je n’ai pas pu suivre une scolarité normale, Après le passage chez les Soeurs, je suis entrée à l’école "El-Khaïra". J’étais très studieuse parce que je voulais rattraper mon retard.

Quant à la Radio, j’écoutais à l’époque une émission diffusée sur Radio-Paris et présentée par Nadia Ait-Si-Selmi. C’était une chronique féminine qui m’intéressait beaucoup. Quand elle est rentrée de France, elle a repris à Alger une émission où chaque vendredi, elle invitait deux femmes qui débattaient d’un sujet. J’étais jeune et j’avais une folle envie de rejoindre la Radio, de savoir comment c’était.... J’ai donc écrit à Nadia puis appelée au téléphone. À la fin, sur son invitation, j’ai fini par participer à son émission. Ce n’était pas facile, j’étais très timide. J’écoutais Nadia et une autre invitée discuter et je plaçais de temps à autre un mot. J’ai eu un trac affreux. C’est à cette époque que mes frères sont entrés au Conservatoire et prenaient part à l’émission enfantine animée par Zoheir Abdellatif et Mohamed Benhanafi. Ayant pris goût après l’émission de Nadia, je cherchais le moyen de revenir à la Radio. Un jour, en 1963 je crois, j’ai accompagné mes frères à l’émission. En arrivant, Belhanafi m’a regardée puis m’a demandée si je voulais "parler à la Radio", j’ai dit oui.

J’y ai lu le courrier. C’était ce jour-là que Ahmed Aïmène m’avait proposé un rôle dans une pièce de théâtre radiophonique. J’étais affolée. Je me demandais comment je pourrais donner la réplique à des acteurs chevronnés comme Mohamed Hilmi, Saïd Hilmi, Ahmed Hallit, Brahim Derri, Arezki Nabti, Djamila, M’henni et tant d’autres. Le premier rôle que j’ai joué dans une grande pièce est celui d’une femme qui devait s’exprimer en arabe. Le réalisateur était Mohamed Hilmi et le responsable du casting qui m’a affecté ce rôle était Ahmed Aïmène. Depuis ce fameux vendredi, j’ai travaillé pratiquement à la Radio et je ne l’ai plus quittée à ce jour. J’ai également beaucoup travaillé avec Kamal Hamadi, tant dans le théâtre que dans des émissions. Je me rappelle notamment deux émissions : "Iferrahen" et "Music Hall si Radyu" auxquelles je participais tous les jours.

Outre que j’avais un rôle dans toutes les pièces qui passaient à la Radio, je prenais part à l’émission enfantine et à "Leqlam d ajdid" animées par Benhanafi.

J’ai aussi participé à des émissions religieuses. Il faut savoir qu’à l’époque, j’avais besoin de travailler pour des raisons familiales impérieuses. Je tiens à remercier tous ceux qui n’avaient alors tendu la main. Je considère encore tous comme ma famille.

J’ai collaboré également avec Mohamed Guerfi et Boukhalfa. Durant les années 65, j’ai été animatrice. À la radio, j’ai tout fait.

Passerelles :Parlez-nous de l’émission "Nnuba Lxalat" ?
Nouara :Nnuba lxalat était animée par Lla Yamina et Lla Zina. Lla Yamina est encore vivante, bientôt centenaire. C’est une grande dame ! Je peux affirmer que c’est l’un des piliers de la Radio. Lla Zina est décédée. C’est la chanteuse Djamila qui a repris cette émission. Après Djamila, j’ai pris l’émission pendant 18 ans. Près d’une trentaine de femmes prenaient part à l’émission. Malheureusement, beaucoup d’entre elles ne sont plus de ce monde. C’était une très belle émission qui a permis la collecte de centaines d’Acewwiqs, dont certains sont de purs chefs-d’oeuvres. Mais malheureusement, rien n’a été gardé. C’est une perte irremplaçable. Nous n’avons pas cultivé le réflexe d’archiver soigneusement ce répertoire populaire de grande importance. C’est dommage.


Passerelles : Comment se faisait le renouvellement des participantes à cette émission ?
Nouara :Du temps où le studio d’enregistrement se trouvait à la rue Berthzène, je n’y étais pas. Autant que je m’en souvienne, il y avait d’abord Lla Yamina, Lla Zina, Chérifa, Hnifa, Anissa, Ldjida Tamechtuht... Il y avait beaucoup de femmes. Celles qui étaient sur place ramenaient d’autres de leur connaissance pour alimenter sans cesse cette émission. Il faut signaler cependant que ces femmes participaient exclusivement à l’émission "Nnuba Lxalat". On y invitait aussi des artistes qui débutaient dans la chanson telles Karima, Malika Domrane, Saliha, la soeur de Anissa... La comédienne et animatrice Taos qui prenait souvent part à l’émission, comme d’ailleurs Anissa et bien d’autres. La pluspart des femmes devenues chanteuses ont commencé par faire du théâtre radiophonique.

Passerelles : Parlez-nous maintenant de votre propre parcours dans la chanson ?
Nouara : Chérif Kheddam est venu à l’émission de Madjid Bali qui lui a proposé de composer des chansons pour enfants. Chérif Kheddam a alors organisé des séances d’essais de voix auprès du personnel féminin de la Radio. Après avoir écouté ma voix, il m’a retenue sur place. J’ai dû subir d’autres tests plus poussés en studio qui se sont avérés satisfaisants. Il m’a alors composé la première chanson intitulée "Ayen ur Tezrid" qu j’ai chantée avec l’orchestre de Maâmari Mâamar. Nous étions en 1965. Mais avant cette date, j’avais déjà chanté avec un orchestre le titre intitulé "Acimi a yi-d-inid". J’ai aussi chanté la chanson de Taleb Rabah "Ma tecfam ay igudar". C’est une chanson que j’adorais.

Puis Madjid Bali m’a composé des chansons dont "Ayemma aâzizen a yemma". Méziane Rachid pour sa part, m’a composé trois titres. Quant à Ben Mohammed, c’est un ami et un frère. J’ai chanté plusieurs de ses textes, parmi lesquels "Djerdjer, Sigh-Lmesbah, Nnigh ak sbah lxir, ... Hassan Abassi et Medjahed Hamid m’ont composé des musiques inoubliables. Ce sont de grands musiciens.

Passerelles : Vous avez également fait plusieurs galas ?
Nouara :En effet, j’ai pris part à plusieurs galas. Il convient de préciser cependant que les représentations auxquelles je participais étaient toujours bénévoles. C’était des concerts organisés généralement pour les étudiants au cours des années 70. J’ai aussi participé aux tournées organisées par le TNA (durant les mois de Ramadhan et en été). J’ai décidé d’arrêter les galas en 1980 parce que c’était pour moi trop contraignant d’autant que j’étais salariée à la Radio. Je ne pouvais pas jouer sur les deux tableaux à la fois. Je me souviens qu’à l’époque, quand on terminat d’un gala, nous devions nous débrouiller par nous-mêmes pour rentrer à la maison. Ce n’étais pas toujours facile.

Passerelles : Quel regard portez-vous sur la chanson d’aujourd’hui ?
Nouara : La chanson est un art que je charrie dans mes veines et un artiste imprgné de son art ne peut pas prendre la décision d’arrêter de chanter de gaieté de coeur. En tant qu’artiste dont l’essentiel de la carrière s’est déroulé à la Radio, je ne peux pas me départir de la chanson. Ma mère est aujourd’hui très malade et a besoin de ma présence intégrale en permanence. Je demande au public de comprendre la situation que je vis. La chanson requiert un investissement physique et temporel total et entier, et c’est précisément le temps qui me manque. D’un autre côté, j’ai cinq frères pas très conciliants qui tendent à annihiler mes appétences dans le domaine. À prpos, je voudrais ajouter une chose : rétrospectivement, on connait le sort réservé à bien de femmes artistes de notre pays. Hnifa, Chérifa,... sont des exemples édifiants qui témoignent que le métier qu’elles ont choisi n’a pas toujours été pour elles une sinécure, bien au contraire, c’était souvent un chemin de croix que seuls l’abnégation et l’amour de l’art ont permis d’en franchir bien des gués orrentueux. Pour ma part, en dépit de ce qui précède, j’ai choisi délibérément cette voie pour apporter une contribution à la sauvegarde et la promotion de ma culture.

Passerelles : Votre avis sur la chanson Kabyle ?
Nouara :Elle se porte bien malgré les apparences. Chaque époque produit un évntail d’artistes allant du bon au moins bon. C’est ainsi depuis toujours...

Passerelles : Pensez-vous avoir contribué grâce à la chanson à la promotion des Droits de Femme en Algérie ?
Nouara :Il est vrai que certaines de mes chansont sont plus que suggestives par rapport à cette question. Il y a des titres de mon répertoire qui ont été intentionnellement crées à cet effet. Un jour j’ai reçu un auditeur dans une émission. C’est un homme qui a prénommé sa fille Nouara pour rendre hommage à mon travail de sensibilisation. J’aimerais bien savoir ce qu’est devenue cette femme aujourd’hui. Quand je chante sur scène Taherrit ur tessexsar, un texte de Madjid Bali, j’ai toujours perçu une émotivité particulière chez le public. Je m’enorgueillis de cette symbiose avec le public que je considère comme une véritable prouesse, car il n’est pas toujours évident de capter l’attention et la passion d’un auditoire, porté plutôt sur les aspects festifs durant les concerts.

J’ai beaucoup chanté sur le sujet des droits féminins même si pour moi-même j’en accuse un déficit certain. Mais je ne m’en plaints pas outre mesure en assumant que tout militantisme impose des sacrifices personnels. Quoiqu’il en soit, j’ai la conviction de jouir du respect des miens et de mon public et c’est ce qui me procure une indicible satisfaction morale.

À mes débuts, c’était mon père qui m’accompagnait à la Radio et aux galas. Bien des fois, des gens ont essayé de le monter contre moi. J’ai vécu des moments pénibles et j’ai toujours réussi à les surmonter.

Passerelles : Certains prétendent que la génération actuelle des artistes Kabyles ne remplit pas pleinement son rôle ... ?

Nouara : Qu’on se détrompe ! C’est une génération qui porte pleins d’espoirs. Ils aiment ce qu’ils font et je pense qu’ils s’investissent honnêtement dans leur art. Je crois que c’est l’essentiel qu’on est en droit d’exiger de leur part.

Quant au théâtre, il traverse, à mon avis, une période creuse. En comparaison avec notre époque, il y a lieu de constater que la discipline présente actuellement est en nette regression. Il est d’avis partagé que la relève ne s’est pas effectuée comme elle devrait l’être.

Passerelles : Précisément, quel est votre avis sur le théâtre radiophinique d’aujourd’hui ?
Nouara : Hilmi, Kamal Hamadai écrivent encore mais le rste ne suit pas. Les pièces d’antan ont été construites comme des films et étaient interprétées par des comédiens professionnels qui aimaient et respectaient leur métier, à l’image, par exemple de Saïd Zaanoun, Ali Abdou... Il n’y a pas eu de relève et je pense qu’il y a urgence à y remédier. Des jeunes talents existent et il faut les motiver sans délai afin qu’ils ne c`dent pas au découragement. C’est l’appel que je me permets de lancer à celles et ceux qui ont en charge la promotion du domaine. En tout cas, j’estime pour ma part qu’il échoit à la chaine 2 de faire revivre le théâtre en refiffusant déjà les pièces d’archives. Cette situtation est d’autant paradoxale que les moyens techniques et financiers de l’époque sont très en deçà de ceux d’aujourd’hui. À titre d’illustration comparative de moyens, il faut savoir qu’à l’époque, nous travaillions avec un seul microphone.

Passerelles :Votre sentiment sur la Radio ?
Nouara : Il ne faut pas singer les autres. La chaine 2 a une particularité et une personnalité forgées par toutes une génération de femmes et d’hommes dévoués. Il faut persévérer et oeuvrer à rendforcer cette stature de la meilleure façon possible. S’il est vrai que certains jeunes d’aujourd’hui montrent de l’impatience et pensent s’imposer rapidement et sans efforts, il appartient à cette institution de service public de montrer la voie car elle a aussi un rôle pédagogique à jouer auprès de la jeunesse. Il faut faire redécouvrir à cette jeunesse la joie de vivre et l’abnégation au travail.

Passerelles : Parlez-nous de votre répertoire ?
Nouara : J’ai fait des enregistrements avec Chérif Kheddam et vous le savez, deux (02) duos avec vous-même, Farid Ferragui et Matoub. Matoub m’a préparé un album entier mais malheureusement, ce projet n’a pu voir le jour. J’ai une compilation (33 tours) comportant des enregistrements collectés ici et là pour marquer l’Année Internationale de la Femme, sortie en France en 1974 chez Hachelaf (Artistes Arabes Associés).

Passerelles : Avez-vous des projets ?
Nouara :J’en ai et j’espère les mener à leur terme. Chérif Kheddam n’attend que mon accord. J’envisage des reprises et des nouveautés. Mais c’est encore au stade de projet.

Passerelles :Quels sont vos intimes souhaits à l’heure actuelle ?

Nouara : Je souhaite longue vie à nos artistes aînés. J’exprime également le voeu que les jeunes prennent exemple sur leurs devanciers pour prerpétuer le travail accompli. La femme doit s’investir dans la culture Taqbaylit et porter tous des atours. Il ne suffit pas seulement d’en parler la langue.

Azul et tanemmirt à vous.

Entretien réalisé par Lounis Aït-Menguellet Pour la revue Passerelles - Mars 2006 - (Tizi-Ouzou)

Parue sur K.C avec l’autorisation de la revue culturelle Passerelles ( M. Toubal Md Arezki que nous remercions au passage).